La multiplicité des points de vue – par exemple ceux qui auraient produit des images des corps des victimes – a été ainsi réduite au simple corollaire d’une séquence unique; sa répétition obsessive a étendu le temps de la transmission en direct bien au delà de la concomitance avec l’événement: l’impasse d’un «présent continu ou bloqué» a ainsi opacifié et, de fait, remplacé les régimes complexes de temporalité historique à laquelle appartient l’événement. Cet arrêt perceptif a été accompagné par la répétition obsessionnelle, sur le petit écran, d’un nombre limité d’expressions stéréotypes, comme celles de «point de non retour» et de «rien ne sera comme avant»: un engourdissement discursif (narrative numbness) distant en tout de la ‹parole qui élabore›.
S’il n’est pas possible d’approfondir ici les multiples implications de ces deux approches, il convient néanmoins, dans le cadre de notre lecture croisée, de souligner deux questions qui traversent ces recherches.
Tout d‘abord la question du rapport entre image, mémoire et trauma – centrale dans bien des travaux sur le 11 septembre – qui est déclinée dans les deux livres, toutefois de façon sensiblement différente. Dans Diplopie, la question du trauma est brièvement évoquée comme une dynamique psychanalytique où la répétition serait «une manière d’abréger le trauma». Déplacée sur un plan collectif, cette dynamique pourrait induire à penser la répétition des images des médias comme un opérateur d’assimilation et de gestion du choc. En parfaite cohérence avec sa démarche, Chéroux déclare ne pas considérer heuristiquement fécond ce modèle psychanalytique simplifié; pas tellement parce que, comme il le souligne, le lecteur de quotidiens qui achète un journal par jour n’est pas exposé à une intense répétition, mais plutôt, il me semble, parce-que le modèle n’est pas utilisé comme un paradigme épistémologique orienté vers la description de temporalités complexes.
Dans Lo sguardo e l’evento par contre, la dynamique traumatique n’est pas pensée seulement comme un phénomène psychologique individuel ou collectif, mais comme un modèle temporel qui permet de comprendre, en suivant les traces de Paul Ricœur, la différence entre une mémoire-répétition et un véritable travail de remémoration: dans le cas d’une mémoire-répétition le parcours d’appropriation et d’élaboration de l’événement passé s’avère impossible tandis que le travail mémoriel est remplacé par un passage à l’acte sous forme de répétition; alors que seule une recherche mémorielle active caractérise l’anamnesis qui élabore le passé. Le traitement médiatique de l’événement, tel que nous l’avons décrit, est ainsi lié à une atrophie cognitive, temporelle et interprétative d’une portée plus vaste.